Le sexe des fantômes chez Brassens

Par Philippe GEOFFROY (avril 2010)


Télécharger ce document au format Word




 




Le sexe des fantômes chez Brassens

Par Philippe GEOFFROY (avril 2010)


La mise en musique de la Ballade des dames du temps jadis (1953) était peut-être aussi –elle n’est évidemment pas que cela– le signe précoce d’une préoccupation de Brassens pour la mort qui ne va pas sans références, disons, nécrophiles. Certes, souligner les connexions entre l’amour et la mort, c’est un poncif, tout comme relever la présence de la faucheuse dans les chansons de Brassens, qui commence dès le premier disque, en 1952, avec Le Fossoyeur, puis se fait, jusqu’au bout, insistante. Il est enfin vrai qu’il n’est pas le seul à mettre en chanson le sexe et la mort ensemble : son contemporain Léo Ferré conclut Pépée (1969) en répétant On couche toujours avec des morts. Il n’empêche : il y a chez Brassens quelque chose sur ce point qui est trop insistant pour qu’on ne s’y penche pas un peu.


Conter fleurette aux belles âmes des damnées


Dans d’assez nombreuses chansons, le désir et la mort entretiennent déjà des relations étroites : un juge violé crie et pleure, précise-t-on, comme l’homme qu’il a fait exécuter le même jour (Le Gorille, 1952) ; on assiste au subit trépas du monomaniaque convoitant Le Nombril des femmes d’agent (1956), à celui, dans les bras en croix de la femme aimée, du sujet de Je me suis fait tout petit (1956 aussi), à la noyade (certes feinte) du séducteur de Comme une sœur (1958), et à l’assassinat d’un micheton désargenté (L’Assassinat, 1962). On détourne un proverbe où la mort suit la vision non plus de Naples, mais de l’intimité d’une dame opulente (Vénus Callipyge, 1964) ; on y est voyeur d’une veillée mortuaire tournant à des consolations plus qu’amicales entre vifs (La Fessée, 1966) ; on y dément l’approche de la fin en revendiquant la vitalité sexuelle (par exemple Trompe-la-Mort, 1976) ; c’est enfin à cheval sur « un merveilleux cierge funèbre » qu’on place une bonne de curé en quête de plaisir solitaire (Mélanie, également en 1976).


Mais dans plusieurs autres textes, un stade est franchi, puisqu’à des degrés divers l’amour, et plus crûment l’acte sexuel, avec des morts, sont envisagés. A peu près tous les cas de figure sont représentés : l’amour entre les morts, le vivant séduit par une défunte, la vivante demandant commerce au trépassé.


L’amour au sein de la collectivité des morts, le commerce sexuel « homogène » en quelque sorte, est l’approche la moins surprenante, peut-être parce qu’elle se situe culturellement dans le registre de la croyance à la survie de l’âme ou à la vie éternelle. C’est que chez Brassens on continue après la mort, à aimer, ou à ressentir le mal d’amour (Sauf le respect que je vous dois, 1972) :

Que le septième ciel sur ma pauvre tête retombe
Lorsque le désespoir m’aura mis au bord de la tombe
Cet ultim’ discours s’exhalera de mon linceul
Parlez-moi d’amour et j’vous fous mon poing sur la gueule



        Dans Le Testament (1956), l’amour entre morts peut s’accommoder d’une lecture désincarnée, entre purs esprits :


Avant d’aller conter fleurette
Aux belles âmes des damnées


La notation est à peine plus charnelle dans Le Vieux Léon (1958) :


Si d’temps en temps
Un’ dam’ d’antan
S’laisse embrasser
Sûr’ment Papa
Que tu r’grett’s pas
D’être passé.


Une étape est franchie avec Grand-père (1957), où la dimension la plus physique de la mort, celle des funérailles, est à la fois assumée et dépassée par un clin d’œil un rien égrillard :


Contre un pot de miel on acquit
Les quatre planches d’un mort qui
Rêvait d’offrir quelque douceur
A une âme sœur.


On peut trouver plusieurs interprétations aux vers précédents, mais une chose y est certaine : un mort peut avoir « une âme sœur ».




Debout, debout les morts !


De fait, on notera que chez Brassens la mort ne porte pas forcément atteinte aux « facultés génétiques », puisque suite à l’accident de corbillard, dans Les Funérailles d’antan (1960) :


On s’aperçut qu’le mort
Avait fait des petits.


Au-delà du trait d’humour au premier degré (la métaphore de l’accident de la route), il n’est pas interdit de voir aussi à l’œuvre le ressort commun à plusieurs chansons paillardes du répertoire, dont l’une est expressément référencée dans les Quat’z’arts (1964) :


Et les bonshomm’s chargés
De la levée du corps
Ne chantaient pas non plus
Saint Eloi bande encore


Les relations entre la puissance sexuelle et la mort (ou son approche) donnent lieu à des nombreuses variations chez Brassens, dont l’une se trouve dans une strophe de la chanson Le Moyenâgeux (1966), avec la référence à la fertilité particulière de la semence des pendus :


Je serais mort jambes en l’air
Sur la veuve patibulaire
En arrosant la mandragore
L’herbe aux pendus qui revigore.


Et c’est bien encore une persistance post mortem de la libido que Brassens nous sert dans l’un des couplets de Fernande (1972) :


A l’Etoile où j’étais venu
Pour ranimer la flamme
J’entendis ému jusqu’aux larmes
La voix du soldat inconnu :
Quand je pense à Fernande,
Je bande, etc.


Est ainsi possible chez Brassens ce qui est impossible ailleurs, même et surtout chez le Boris Vian de Quand j’aurai du vent dans mon crâne. Mais le corpus de Brassens n’est pas univoque sur ce point. En effet, dans Le Bulletin de santé (1966), il fait intervenir la résurrection comme métaphore de l’érection, associant ainsi, en creux, impuissance et mort :



Et si vous entendez crier comme en quatorze
"Debout ! Debout les morts ! " Ne bombez pas le torse
C'est l'épouse exaltée d'un rédacteur en chef
Qui m'incite à monter à l'assaut derechef


Cette amplification tragi-comique est suivie, par contraste, d’une évocation dédramatisée des maladies sexuellement transmissibles – Le Bulletin date,  comme tout le corpus de Brassens, d’avant les années sida – qui résonne curieusement aujourd’hui :



Tous les deux ont raison Vénus parfois vous donne
De méchants coups de pied qu'un bon chrétien pardonne
Car s'ils causent du tort aux attributs virils
Ils mettent rarement l'existence en péril

Eh bien oui j'ai tout ça rançon de mes fredaines
La barque pour Cythère est mise en quarantaine
Mais je n'ai pas encor non, non, non, trois fois non,
Ce mal mystérieux dont on cache le nom


Les cris et halètements de plaisir sont ici rapprochés des « râles et des plaintes » de l’agonisant et de ses proches :


Et si vous entendez sourdre à travers les plinthes
Du boudoir de ces dam's des râles et des plaintes
Ne dites pas : "C'est Tonton Georges qui expire"
Ce sont tout simplement les anges qui soupirent


comme cela était esquissé dès 1952 dans Corne d’Auroch :


Alors sa veuve en gémissant
Coucha z’avec son remplaçant


et dans le Grand Pan (1964), du temps où :


C’était presque un plaisir
De rendre le dernier soupir


Quoi qu’il en soit, l’excitation sexuelle est supposée attester de l’existence générale de fonctions vitales chez l’intéressé, ce qui suppose a contrario qu’un des inconvénients principaux du décès est de mettre un obstacle définitif à l’émoi du mâle. Ceci est expressément indiqué dans L’Ancêtre (1969), les belles venant lui offrir :


En guis' de viatique une ultime érection


La chose est implicitement confirmée dans Les Patriotes (1976), où, du point de vue de la gravité des conséquences, la mort est mise exactement sur le même plan que les différentes invalidités (cécité, amputations, etc.) affectant les victimes de guerre :


Quant à nos trépassés s'ils ont tous l'âme en peine
C'est pas d'être hors d'état d'mourir d'amour crénom de nom


De la même façon, dans L’Andropause (Jean Bertola, 1982), l’adieu à la puissance sexuelle est, à la façon du Bulletin, encore imagé par la mort :



O n'insultez jamais une verge qui tombe !
Ce n'est pas leur principe ils crient sur tous les tons
Que l'une de mes deux est déjà dans la tombe
Et que l'autre à son tour file un mauvais coton


Ondine et nymphomane, bonheurs et devoirs posthumes


Mais les chansons les plus étonnantes sont celles où le monde des vivants et celui des morts entrent en connexion érotique, en un commerce « hétérogène ». Le lieu de rencontre est assez classiquement le cimetière (La Nymphomane, Jean Bertola 1982), à l’occasion marin (Supplique pour être enterré à la plage de Sète, 1966), ses abords immédiats (Oncle Archibald, 1957), ou une zone en tous cas suffisamment proche des sépultures pour qu’on envisage d’y reconduire à pied l’une de ses habitantes (Le Fantôme, 1966).


Certaines chansons se bornent à une brève référence, comme la Supplique, où la notation sexuelle est délicatement esquissée, voire métaphysiquement sublimée , avec la reprise de la belle image de l’ombre de la croix qui magnifiait déjà Les Quat’z’arts1 :



Et quand prenant ma butte en guise d'oreiller
Une ondine viendra gentiment sommeiller
Avec moins que rien de costume
J'en demande pardon par avance à Jésus
Si l'ombre de ma croix s'y couche un peu dessus
Pour un petit bonheur posthume


C’est la seule référence, chez Brassens, où le sujet émet le souhait de revenir volontairement dans le monde des vivants pour une privauté, tel l’amant assassiné de Mam’zelle Clio de Trénet (1939) :



Je suis bien mort quoi qu'on en dise
Oui mais le diable m'a permis
De revenir toutes les nuits
Dormir avec vous sans vous faire peur
Caresser vos cheveux toucher votre cœur vous dire à l'oreille
" Je t'aime chérie je t'aime et j'en meurs "
Et tirer les poils du petit cocu qui veille


Mais on est moins vindicatif chez Brassens : le fantôme du Testament admet que l’épouse se remarie et ne menace de revenir que pour protéger ses chats ; et le libertinage de la Supplique concerne non la femme aimée, mais une simple ondine de passage. On est donc loin, également, de la possession quasi vampirique d’un Léo Ferré (La Lettre, 1970) :



Quand je mourrai tu ne pourras plus vivre que dans l'alarme
Tu n'auras plus un moment à toi
Tu seras mienne par-delà le chemin qui nous séparera


D’autres chansons sont plus insistantes quant aux notations sexuelles, comme La Nymphomane, que je tiens pas pour une œuvre majeure de Brassens, mais me paraît déjà intéressante en ce qu’elle établit une relation de causalité entre l’abus du commerce charnel et la dégradation physique conduisant à la mort du sujet :


Certains à coups de dents creusent leur sépulture
Les joies charnell’s me perdent
Moi j'use d'un outil de tout autre nature
Les joies charnell’s m’emmerdent


Mais surtout, c’est la chanson où la nécrophilie proprement dite est exprimée de la façon la plus crue qui soit, avec le glissement du substantif « os », dont l’emploi passe de l’euphémisme (les restes mortels) au sens propre (un ossement servant d’olisbos) :

Après que vous m'aurez emballé dans la bière
Les joies, etc.
Prenez la précaution de bien sceller la pierre
Les joies, etc.

Car même mort je devrais céder à ses rites, etc.
Et mes os n'auraient pas le repos qu'ils méritent, etc.

Qu'on m'incinèr’ plutôt elle n'osera pas descendre, etc.
Sacrifier à Vénus avec ma pauvre cendre, etc.



Suaires troussés et osselets manquants


Deux chansons, qui ont entre elles de nombreuses correspondances, font une très large place à l’histoire du commerce entre vivant et mort : Oncle Archibald et Le Fantôme.


En apparence, les approches diffèrent, puisque l’oncle mûr est censé rencontrer la Mort personnifiée, et que le jeune héros du Fantôme est réputé, lui, avoir une aventure avec une défunte. En première analyse, la femme-squelette d’Archibald serait une allégorie au second degré, la personnification d’une notion plus abstraite que le fantôme.


Mais en fait les deux personnages se ressemblent beaucoup : la maîtresse d’Archibald se comporte autant comme une maîtresse (l’objet sexuel « femme morte ») que comme figuration d’une idée (tous les hommes doivent mourir). Les deux femmes sont identiquement vêtues d’un tissu mortuaire, suaire, linceul ou drap, troussé dans les deux cas, recouvrant des os (squelettes, osselets), ce qui laisse par ailleurs perplexe l’auditeur sur les modalités concrètes de l’acte intime. La différence fondamentale réside dans le fait que la séduction commence du vivant d’Archibald, la consommation ayant lieu après la mort (dont elle est à la fois la conséquence et la métaphore) alors que, dans Le Fantôme, le héros masculin est vivant lors des deux phases.


La consommation proprement dite ne laisse de doute ni dans Archibald, où Brassens use d’un tour allusif :


Les voilà partis je n’sais où
Faire leurs noces


ni dans Le Fantôme, où le héros y va même d’un jugement de connaisseur, tirant de son expérience que ces défuntes :

Sont de satanées polissonnes
Plus expertes dans le déduit
Que certaines dames d’aujourd’hui


La mise en scène, même allusive ou symbolique, de tels commerces chair/os ressort de façon particulièrement visible sur l’arrière-plan « viveur » où Brassens ne cesse de chanter des femmes aux formes généreuses, aux gigantesques fesses ou au corsage dilaté d’Hécatombe (1952), aux mille appas d’Une Jolie fleur (1954), aux attraits d’un volume étonnant de la Vénus callipyge (1966) ou simplement à la cambrure des reins marquée (La Religieuse) ou à la gorge opulente (Rien à jeter, 1969). Ce contraste est, sinon une contradiction, du moins un paradoxe.


Un principe supérieur, qui permet peut-être de dépasser cette opposition, peut être trouvé dans une chanson enregistrée entre les deux précédentes, La Fille à cent sous (1961). La femme au corps acheté d’avance y est repoussée d’emblée au motif de son apparence squelettique. La séparation est claire : le « bon vivant » ne saurait connaître de partenaire osseuse ; on ne mélange pas les vivants et les morts (ou celles qui en ont l’apparence) :


Remball’ tes os ma mie
Et garde tes appas
T’es bien trop maigrelette
Je suis un bon vivant
Ca n’me concerne pas
D’étreindre des squelettes


On note que la réaction est, avec à peine plus de compassion, sur la forme comme sur le fond, celle qu’avait Archibald face à la Mort :


Oncle Archibald d’un ton gouailleur
Lui dit va-t-en fair’ pendre ailleurs
Ton squelette
Fi des femelles décharnées
Vive les bell’s un tantinet
Rondelettes


Et puis le retournement arrive, total dans les deux cas, initié par une défense de la femme, plaidoirie diserte (Oncle Archibald) ou défense discrète (La Fille à Cent sous), et qui est aussi une déclaration d’amour. La reddition du mâle est alors sans équivoque : Oncle Archibald « emboîte le pas » à la mort, la maigrelette à cinq francs s’entend dire « console-toi, je t’aime ». Dans ces deux chansons, l’homme résiste, puis est convaincu – ou vaincu – par l’amour, ou plus exactement le discours amoureux de l’autre, qui sinon brise un tabou, du moins dépasse la répulsion initiale.


Le Fantôme raconte – la chanson est plus tardive – une histoire qui se passe au-delà du premier rejet. On note en effet que la femme n’a pas à étudier ses charmes, à les mettre en scène, comme la Mort le faisait dans Oncle Archibald :


Aguichant les homm’(s) en troussant
Un peu plus haut qu’il n’est décent
Son suaire


car le héros masculin du Fantôme est séduit d’emblée par la morte, sans que celle-ci ait à faire quoi que ce soit d’autre que de conformer à l’archétype féminin :


A sa manière d’avancer
A sa façon de balancer
Les hanches quelque peu convexes


pour peu le vent lui soulève le drap :


Dame il manquait quelques oss’lets
Mais le reste loin d’être laid
Etait d’une grâce singulière.


        L’impact sur les sens du jeune séducteur ne se faisant pas attendre, c’est clairement lui qui prend l’initiative :


Je conviai sournoisement
La belle à venir un moment
Voir mes icônes mes estampes


et c’est la femme qui résiste :


Mon cher dit-ell’ vous êtes fou
J’ai deux mille ans de plus que vous


Cette morte-là n’échappe pas à la théorie des femmes moyennement ou peu consentantes aux assauts masculins, et qu’il est, dans plusieurs chansons « machistes » de Brassens, acceptable et même souhaitable de forcer : le jeune héros dégourdi du Fantôme ressemble comme un frère au « bon petit diable » de La Chasse aux papillons (1952)2 puisqu’on est, là encore, à la limite du viol :


Mettant le fantôm’ sous mon bras
Bien enveloppé dans son drap
Vers mes pénates je l’emporte


De fait, le modèle « machiste » imprègne aussi les autres chansons « nécrophiles » puisqu’à tout le moins, on s’y attache à préserver la fierté du mâle, à défaut de sa totale domination sexuelle : dans la Supplique, l’arrivée de l’ondine nue est quelque chose de désiré ; la femme-mort fauche certes Archibald sans prévenir (c’est qu’elle agit en tant que Mort), mais, sur le registre du libertinage, ne lui fait qu’une proposition (c’est qu’elle agit en tant que femme), proposition qu’il choisit d’accepter ; enfin, empêcher son viol post mortem est la dernière volonté que le mâle exprime dans La Nymphomane.



M’as-tu-vu dans mon joli cercueil ? M’as-tu-vu quand je baise ?


        Commune à ces différents textes, la notation nécrophile est maniée de façon extrêmement variée : on peut y voir tantôt de pures métaphores, tantôt des effets d’enjolivement, tantôt un ressort fantastique qui se souvient sans doute de chansons de Trénet, comme dans Le Fantôme (souci du détail réaliste se détachant dans une atmosphère vespérale et nocturne, événement de métamorphose, pluralité d’interprétations), œuvre qui peut être ainsi considérée comme l’une des incursions les plus originales de la chanson dans ce domaine.


Mort, amour, sexe, avec de si nombreuses occurrences, on pense en poésie à Du Bellay, à Ronsard, à Baudelaire, bien sûr. En chanson, avec des occurrences déjà plus rares, on pense au tragique d’un Ferré, déjà cité, au sentimentalisme provocateur, mais au sentimentalisme quand même du Higelin de Je suis mort, qui dit mieux (1971). Mais chez Brassens on n’est ni sur le registre d’une variation sur le thème de n’épargner point la chair qui pourrira, ni sur la glauque métamorphose d’un vampire. Le tragique, si tragique il y a, est presque toujours distancié par l’humour, à des degrés et sous des formes diverses. Chez Brassens, le dépit sexuel, la jalousie, s’il peuvent faire préméditer le meurtre d’une Marinette (1956) aimée au-delà de la tombe, ne suscitent qu’une intention, alors que dans de pareilles conditions, un sujet de Gainsbourg n’hésitera pas sur la solution ultime « pour éteindre le feu au cul de Marilou » (L’Homme à tête de chou, Meurtre à l’extincteur, 1976).


C’est dire que chez Brassens, le sexe et la mort, « c’est pour rire »…du moins dans le style. L’humour peut être annoncé (Archibald apostrophe la Mort sur « un ton gouailleur») ou non. Il peut, on l’a vu, reposer sur des jeux de mots, souvent autour de la notion d’os et de squelette. Il peut naître du rapprochement du savant et du trivial : la farce qu’est La Nymphomane est écrite en alexandrins, « les belles dames de jadis », quasi citation du plus classique et politiquement correct extrait du Testament de Villon, contrastent avec les « satanées polissonnes » qu’elles sont. Il peut venir du détournement de clichés, tel le « j’ai deux mille ans de plus que vous » prononcé par le fantôme. Il peut aussi être un produit de l’irrévérence, qui place une « faux d’agronome » dans les métacarpes de « Sa Majesté la Mort » et fait chanter le refrain gaillard de Fernande au soldat inconnu. Il vient aussi de retournements inattendus, comme le réveil du héros par ce qu’il croit être de nouvelles manifestations de désir du fantôme, alors que c’est son père qui le tire du sommeil.


Vu la fréquence de ces occurrences, et à la lumière de certains détails rapportés par la littérature concernant l’homme Brassens, il n’est pas interdit d’y voir la traduction de préoccupations, voire d’obsessions personnelles. Du reste, les notations amour/mort débordent les textes dont il est l’auteur : elles se retrouvent aussi dans plusieurs poèmes qu’il a mis en musique : outre la Ballade de Villon déjà citée, on trouve Hugo (les amants frappés par la foudre de La Légende de la nonne, 1956), Lamartine (la revenante de Pensée des morts, 1969) et même, quitte à solliciter un peu l’image des « fantômes du souvenir », Antoine Pol (Les Passantes, 1972), soit quatre références dans les seize poèmes mis en musique du corpus.


Dès lors, chercher à savoir si, chez Brassens, c’est de l’érotisation de la mort que naît l’humour ou si l’humour est le prétexte d’un ressassement un peu compulsif, revient un peu à se poser la stérile question de l’œuf et de la poule. Une chose paraît à peu près certaine : l’humour macabre pimenté par la connotation sexuelle est rare3, et Brassens me paraît le seul à manier en chanson ce complexe artistique ; ces notations apparaissent comme une marque qui contribue beaucoup à la cohérence de la « geste » de Brassens. René Fallet, commentant les chansons de son ami sur la pochette originale du disque de 1972, écrivait : « aux glorieux ‘m’as-tu-vu dans mon joli cercueil’ des Funérailles d’Antan succèdent à présent les non moins outrecuidants ‘m’as-tu-vu quand je baise’ de Quatre-vingt-quinze pour cent ». Brassens n’est peut-être jamais autant Brassens que lorsqu’il conjugue les provocations.



1 Dans La Supplique, l’ombre de la croix se couche sur l’ondine convoitée, comme la croix de la tombe du père (on suppose) s’allongeait sur le fils dans les Quat’z’arts. Si l’on ajoute à cela que le héros du Fantôme, réveillé en sursaut de sa nuit galante, confond sa fantomatique maîtresse et son géniteur, on se dit qu’il y a sans doute – mais peut-être s’y est-on déjà attelé – de quoi analyser.

2 Ce privilège du mâle aura des postérités assumées ou atténuées : Je suis un voyou (1954) ; A l’ombre du cœur de ma mie (1958) ; Le Moyenâgeux ; Clairette et la fourmi (Jean Bertola, 1982). Il faut dire qu’avec Le Gorille, dans lequel le viol est une obligation pour le mâle en rut, on partait de loin.

3 Rare en chanson du moins, car il est probable, en ce domaine comme dans d’autres, que les provocations strictement artistiques, je veux dire tenant à un pur artefact, aient été depuis galvaudées par, mettons, des « artistes du comportement », voire des adeptes du body art.



 

Philippe GEOFFROY (avril 2010)

 

Proposer un texte à la revue Les Orpailleurs