Plaidoyer pour la poésie en vers

 

par Jaufré Cantolys

 

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Plaidoyer pour la poésie en vers

 

Avant, les choses étaient claires. D’un côté la poésie, avec ses rimes et sa métrique régulière. De l’autre la prose, sans rime ni métrique particulière.

Mais « nous avons changé tout cela »... La poésie est revenue à ses véritables origines. C’est-à-dire à sa racine étymologique, qui signifie: création. Création, par opposition à construction. La poésie en vers était construction de l’esprit. Les mots étaient donnés, leur sens aussi. Tout l’art du poète consistait à les arranger selon des règles prédéfinies, pour faire émerger un discours. On jugeait la qualité du poème à la qualité du discours et à la virtuosité de l’arrangement. Le mot en lui-même comptait pour peu de chose. Ainsi en architecture : la pierre est donnée ; l’art de l’architecte consiste à construire l’édifice.

Puis est venu le vingtième siècle. On a redécouvert le mot. On en a fait une réalité entière - qui possède, à ce titre, sa part d’alchimie, d’irréductibilité, de mystère. Le mot, pour le poète, a autant d’épaisseur que n’importe quel objet créé, et exerce autant de pouvoir sur son imagination – entendez la perception, au sens large. Mais à la différence des choses, qui sont incontestablement des choses – comme la pierre, l’herbe, le crottin – le mot a été créé par l’homme. Surtout, c’est par la grâce et l’entremise du poète qu’on le redécouvre en tant que chose (pour la majorité d’entre nous il n’est que signe). D’où la fierté légitime du poète: il est un créateur, et non comme jadis un simple constructeur. Le terme de « construction » (et de "structure" qui le sous-tend) prend une connotation péjorative. La structure, le discours, ne sont-ils pas secondaires ? L’essentiel ne consiste-t-il pas à redonner sa réalité au mot ? D’où l’abandon des formes classiques, considérées comme un carcan inutile et pédant : vers, rimes, pieds, césures et autres hémistiches. Et de la poésie, de la vraie, on en trouve désormais partout : non plus seulement dans ce qui rime (mieux vaut d’ailleurs que ça ne rime point) mais aussi et surtout dans la prose, dans la peinture, dans la danse, la musique, dans un simple objet…

Personnellement, je suis venu à la poésie par René Char. Donc, par la voie moderne. Mes premiers poèmes furent des poèmes en prose. Aujourd’hui, je redécouvre le charme de la poésie en vers. Comment, pourquoi, par quelle voie ? Par la voie de la chanson. J’ai beaucoup chanté de chansons à boire quand j’étais jeune (je jouais au rugby). J’ai toujours été frappé par la puissance extraordinaire que libérait leur diction. Or point de chanson sans rythme. Et pour rythmer, crénom, il faut des rimes! des rimes et des pieds ! Mon goût pour la chanson m’a porté vers Brassens. Puis Brassens m’a fait connaître Richepin, et Richepin, Raoul Ponchon. Ce dernier fut l’étincelle qui ralluma en moi le désir d’écrire. Comment ? En vers régulier, parbleu ! Conçoit-on chanson à boire qui ne rime point ? Pourquoi croyez-vous que les « cinq-six bons bougres » de la chanson s’en reviennent de Longjumeau, et non de Paris ? Parce qu’ils vont à l’auberge « pour y boire du vin nouveau ». C’est aussi simple que ça. Tout le sens du texte est piloté par la rime. Si la rime revêt une telle importance, c’est parce qu’elle produit un effet. Cet effet, dans l’exemple choisi, est un effet comique. Voilà la clé. La rime sert l’humour beaucoup mieux que la prose. Non qu’elle soit comique en soi. Mais elle met l’emphase sur certains mots, et l’emphase est toujours comique. Surtout quand elle donne du poids à des objets légers. On rit d’un juge en robe qui bégaye. Revêtez le « vin nouveau » d’une rime, et vous aurez le même effet. Si je rime, donc, c’est d’abord pour faire rire. Or le rire est salutaire. Konrad Lorenz, en conclusion de son ouvrage L’Agression1, ne fonde son espérance en l’homme que sur deux piliers : l’éducation, et le rire. Le sage est celui qui s’instruit, et qui sait rire. S’il lui manque une de ces deux conditions, il n’est point sage. Lorenz nous explique que le rire est un antidote à l’orgueil - ce qu’il appelle le « sérieux de l’animal » (en allemand : tierischer Ernst). Le rire et la réflexion contribuent tous deux au propre de l’homme, en ceci qu’ils réalisent sa distanciation par rapport à lui-même. D’autre part l’humour est le meilleur allié de la morale. La morale traditionnelle prescrit de se conformer à la raison au moyen de l’impératif catégorique : « Agis selon la raison sinon ton comportement sera immoral ». L’humour nous y contraint autrement : « Agis selon la raison sinon tu seras ridicule ». Ainsi le rire est l’allié à la fois du vrai et du bien. Sage est celui qui rit. Et bienfaiteur de l’humanité, celui qui cultive l’art de l’humour. L’art comique est de ceux qu’il importe de pratiquer à tout prix. Gloire à vous, Molière, La Fontaine, Brassens, Ponchon !

Le risque de la poésie en vers, on l’a vu, est de s’ankyloser dans une structure formelle qui nous ferait passer à côté de la vraie poésie. De s’égarer dans une grandiloquence qui nous ferait glisser vers l’orgueil. C’est vrai, si on prend la rime comme fin en soi – ainsi qu'ont pu le faire les Parnassiens au XIXème siècle. Ce que les poètes modernes soulignent moins, c’est que la « vraie » poésie (par opposition à "celle en vers") peut elle aussi être source d’orgueil. La « vraie » poésie est basée sur la perception, sur la relation au monde. Elle implique une attention exacerbée à ce que je ressens. A la rigueur, l’attention portée aux choses peut me sortir de moi-même. Mais il s’agit ensuite de transférer l’alchimie de mes sensations dans les mots. Ce qui importe, donc, ce n’est pas l’objet, mais la sensation qu’il me procure. Je suis le centre de tout. Le poète, sauf exception, est un homme qui vit replié sur soi. Quand il sort, c’est pour faire le plein de sensations – mais toujours son carnet de notes à la main. C’est cette vanité qui dégoûta Cendrars (et peut-être Rimbaud?) de la poésie, qui le poussa à "partir" pour vivre et aller à la rencontre des autres .Le poète moderne est un solitaire.

Or, quoi de plus contraire au rire que la solitude ? Le rire est un phénomène social. Quand on rit, c’est toujours (au moins en imagination) à plusieurs. L’écriture en vers, quant à elle, est un code. Qui dit code dit social. Je m’accorde avec mes prochains quand j’utilise le même code, les mêmes conventions qu’eux. L’usage d’un code peut être une bonne base pour construire un effet comique, car il rapproche les individus. La musique repose sur le même principe. Son effet entraînant résulte du partage de certaines conventions quant à la mélodie, à l’harmonie et au rythme. La musique dissonante d’un Messiaën ou d’un Boulez s’écoute seul. La musique de fanfare, les chœurs d’église ou les chansons à boire s’écoutent – et se chantent – en groupe. Enfin, le rire se meut plus aisément dans l’intelligence que dans le sentiment. Qu’un piéton glisse sur une peau de banane, qu’un boulanger se retrouve cocu : je ne ris point si j’éprouve de la compassion. Pour rire il me faut être insensible. C’est pourquoi Bergson a écrit : « Dans une société de pures intelligences on ne pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-être encore » 2. La poésie moderne, parce qu’elle est création, me plonge dans un univers de sentiments et de sensations. La poésie en vers, parce qu’elle est construction de l’intelligence, fournit un terreau plus favorable que la prose à l’épanouissement du rire.

Ainsi, tout dépend du but initial. Si le but du poète est de communiquer ses états d’âme, nul doute que la prose ou le vers libre conviennent mieux. Mais c’est là une fin qui part de l’amour de soi ; elle présuppose l’intérêt que peuvent porter les autres à nos états d’âme ; le danger est bien évidemment de sombrer dans le nombrilisme - au pire, dans l’orgueil et l’égocentrisme. Mais si le but est de tisser un lien social, de jeter des ponts vers l’autre et de développer avec lui une relation, nul doute que l’art comique convienne mieux à ce dessein. On approche mieux l’autre avec le rire qu’avec nos états d’âme. Alors on lui offre une rime... comme on offre un verre de vin ou un cigare.


1 Konrad Lorenz, l’Agression, chapitre 14 « Profession d’optimisme »

2 Henri Bergson, Le Rire, Quadridge / PUF 1983

 


Jaufré Cantolys
http://jaufrecantolys.wordpress.com

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