Raymond
Lévesque, le fraternel
par Jacques Bonnadier Lire aussi : Raymond Lévesque, souvenirs de Paris |
Raymond Lévesque, le fraternel
Paris 1956. Raymond Lévesque tente sa chance depuis deux ans dans la capitale française. Il donne dans les cabarets - "L'Echelle de Jacob", "L'Ecluse", "Le Lapin agile", "La Rose rouge", "La Colombe"… - le récital de ses chansons et monologues d'humour et de tendresse, où percent déjà la critique sociale et l'engagement contre toute forme d'injustice qui l'animera toute sa vie. Il touche le public par sa sincérité et sa générosité. Au cours de l'année précédente, il a été reçu à la SACEM, après avoir réussi ses trois examens de parolier, de mélodiste et de compositeur. 1956, c'est la guerre d'Algérie. Raymond Lévesque se souvient… Il parle d'une voix forte, celle des personnes atteintes de surdité - il a aujourd'hui, hélas! perdu totalement l'ouïe - mais qui traduit surtout chez lui une passion, un enthousiasme intacts. Son accent québécois quasi paroxystique oblige l'interlocuteur banalement français à un effort d'attention ; l'assistance d'un "traducteur" avisé, en l'occurrence son ami Pierre Jobin, permettra heureusement de restituer ses propos dans toute leur vérité savoureuse et parfois truculente.
Un soir, on parlait politique avec un ami québécois qui était à Paris avec moi. Et tout à coup, j'ai dit cette phrase : "Quand les hommes vivront d'amour!"… Je l'ai notée tout de suite sur un paquet de cigarettes et je suis allé me coucher dans ma petite chambre du boulevard Péreire. Le lendemain au réveil, j'avais un peu le mal de bloc (ndlr : mal de tête). J'ai sorti mon cahier d'écolier et je l'ai écrite d'un trait. Moi, j'ai toujours écrit mes chansons d'un trait. Il y en a pour qui ça prend un certain temps ; pourquoi un certain temps, Christ ! si on a l'idée en tête ? Après, j'ai été voir Monsieur Barclay. J'étais très ami avec lui, j'avais fait des disques chez lui : ça ne l'a pas emballé particulièrement. Puis, je suis allé voir Monsieur Eddie Constantine. Lui, je lui dois quelque chose. C'est lui qui a chanté ma première chanson : "Les Trottoirs". Je me souviens, c'était un samedi ; il venait de terminer sa matinée à l'Olympia. Il était dans sa loge, fatigué. Il n'y avait pas de piano. Il m'a dit : "Mets-toi près de la porte et chante moi ça!" Je sors mes feuilles et je lui chante "ça". Et il a dit :"oui, c'est bien !" C'est le premier qui a enregistré "Quand les hommes vivront d'amour". Ensuite il y a eu Madame Cora Vaucaire et une autre chanteuse de chez Barclay, Jacqueline Néro. Pendant vingt ans la chanson a marché
comme ça, cahin-caha. Jusqu'à la Superfrancofête de
Québec en août 1974. Ce jour-là, c'est Leclerc, Vigneault
et Charlebois qui l'ont chantée. Je n'ai jamais su qui en avait
eu l'idée. Certains m'ont dit que c'est Lucien Gagnon, un vieux
pote à moi, organisateur de l'événement, qui l'avait
suggéré. A moins que ce ne fût Félix, peut-être,
je ne sais pas comment ça s'est passé. En tout cas, ils
l'ont chantée tous les trois, pas correctement d'ailleurs :
ils se sont trompé, mais ça ne fait rien ! Ils l'ont
mise sur un disque "Le loup, le renard, le lion" avec quelques
autres chansons que chacun avait chantées. La mienne était
la dernière, mais c'est elle qui a "marché" ;
c'est beau, hein ? (2)
Dans le fond, j'aime autant que les gens ne
sachent pas que j'en suis l'auteur. La chanson tourne, elle vit sa vie,
c'est bien comme ça. Quant à célébrer ses
cinquante ans, vous savez, je ne tiens pas trop à aller me montrer
dans des entrevues. Parce qu'il suffirait que les gens me voient la gueule
pour que la chanson ne marche plus du tout !...
Recueilli par Jacques Bonnadier
1) la première chaîne radio de Radio Canada a célébré l'événement en diffusant l'été dernier une série de quatre émissions d'une heure : "Raymond Lévesque, le pacifique", scénario et réalisation d'Elisabeth Gagnon. 2) Ce disque a été enregistré sur les Plaines d'Abraham, à l'occasion du spectacle d'ouverture de la Superfrancofête le 13 août 1974. |
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