Raymond Lévesque : souvenirs de Paris
par Jacques Bonnadier Lire aussi : Raymond Lévesque, le fraternel |
Raymond Lévesque : souvenirs de Paris
S’il est d’abord connu comme l’auteur et compositeur de « Quand les hommes vivront d’amour »,
Raymond Lévesque (né en 1928 à Montréal) a écrit de nombreuses chansons
qu’il a lui-même « endisquées » ou qui ont été enregistrées
par d’autres artistes : Eddie Constantine, Bourvil, Pauline
Julien, Guilaine Guy, sans oublier Fernand et Michel Robidoux,
Dominique Michel ou Luce Dufault, notamment. Des chansons souvent
marquées par son esprit ardent de militant indépendantiste et de poète
socialement engagé. Il a lui-même animé des « boîtes à
chansons » et participé à des émissions chansonnières à la radio
et à la télé. Il a été aussi comédien à la télévision et au cinéma,
auteur-acteur de revues satiriques, de monologues et de pièces de
théâtre ; il a publié des recueils de poèmes, des essais
autobiographiques. Préfaçant son recueil « Quand les hommes vivront d’amour » (Typo Poésie, 2001) Bruno Roy saluait la « constante recherche de justice humaine » et la « quête inlassable d’un amour universel » de Raymond Lévesque. « Il restera l’humble, parmi les grands, qui aura élevé la voix ». Dans l’entretien qui suit, Raymond Lévesque évoque, avec son parler plein de verve et riche d’anecdotes, ses années parsiennes et ses tournées en France dans les années 1954-1958, au temps où les chanteurs « Canadiens français » venaient tenter de conquérir le cœur de leurs cousins d’Europe.
« Paris, ça a été mes plus belles années ! Je suis parti comme ça, en 1954, avec un copain, Serge Deyglun, dont le père était un Français établi au Québec. Il avait de la famille en Normandie ; il me dit : « je vais aller voir mes cousins, ça te tente de venir avec moi ? » Alors, je suis parti avec lui. Et puis, le copain, il a fallu qu’il retourne cher lui. Moi, j’avais peur de ne pas pouvoir renouveler mon permis de séjour – je n’avais pas d’argent ; pour vivre, j’ai du vendre mon billet de retour. Et je suis resté à Paris. Là,
pendant un an, j’en ai arraché (NDLR j’en ai bavé). Je vivais dans une
famille de braves gens ; ils sont braves, les gens, en France, ah
oui ! ils sont braves… sauf à Paris ! Enfin ceux-là étaient
de braves gens. Je logeais dans une petite chambre ; ma logeuse
voyait que je n’avais pas beaucoup d’argent et des fois elle
m’apportait des plats dans ma chambre. En fin de compte, de fil en
aiguille, la situation s’est améliorée. J’ai rencontré un garçon, un
Guadeloupéen, qui avait rejoint les Compagnons de la Musique (groupe
d’où naquirent les Compagnons de la Chanson). On est devenu amis, on a
travaillé ensemble. Un jour, il me dit : « je connais un musicien qui pourrait peut-être t’aider ; il s’appelle Emile Stern (1). Appelle-le et va le voir ! » Avec
Barclay, ça a accroché. C’était un ami d’Eddie Constantine, qui venait
de démarrer en flèche avec ses films. Un soir, il l’a invité chez lui
et il me dit : « Viens faire un tour ! ». J’y vais et j’en chante deux ou trois dans le salon. Constantine écoute et il me prend toute suite « Les Trottoirs ». C’est comme ça que c’est parti ! (2) A
Paris de mon temps, tout se passait sur la Rive Gauche, à
Saint-Michel, au Quartier latin, dans ces coins-là. Il y avait
toutes sortes de petites boîtes ; il avait
« L’Ecluse », il y avait « L’Echelle de Jacob » (où
Brel a débuté), « Le Port du salut » - j’y suis passé
longtemps. J’ai travaillé avec Jacques Brel, avec Jean Ferrat, avec
Barbara, Pierre Perret…, tous les grands de la Rive Gauche. On avait
des petits cachetons de rien du tout, m’enfin… C’était en 1956, une
belle époque, mais ça n’a pas duré toujours ! Seulement, j’ai
fait une erreur. Brel, il chantait ses belles chansons : c’était
dur, les gens n’écoutaient pas, ils n’étaient pas intéressés, mais il
persistait. Moi, je chantais des petites chansons rigolotes – « La Vénus à Mimile », « C’est pas qu’on soit méchant »…-
et ça marchait mieux. Mais ce n’est pas avec ça qu’on fait une
carrière ! Si j’avais été plus courageux, j’aurais chanté de
belles chansons. Les autres sont montés, moi, j’en suis resté là, à ce
niveau-là. Je me console en me disant que je n’aurais pas pu faire une
grosse carrière, je ne pense pas, je ne sais pas, je ne saurai jamais.
Monsieur Coquatrix, il était très gentil ; tout le monde aimait
Monsieur Coquatrix, il était bon avec tout le monde, Monsieur
Coquatrix : « Toi, Raymond, avec ton petit yukulélé, l’Olympia c’est pas possible ! »
Bobino, c’était pas possible non plus. C’était possible nulle part, ça
l’était juste dans les petites boîtes, alors je suis resté dans les
petites boîtes ! Il y avait donc Félix. Et puis, il y avait Aglaé (5). Vous rappelez-vous de Pierre Roche (6) – du duo Roche et Aznavour ? Moi, j’ai connu Aznavour en 48 à Montréal, au « Faisan doré », avec Pierre Roche. Et un jour, Roche, il a marié une jeune fille qui s’appelait Jocelyne Delongchamps ; elle a créé un personnage sous le nom d’Aglaé. En France, il y a avait Félix, puis Aglaé. Après est arrivé Jacques Labreque (7) ; puis Guylaine Guy (8) ; elle avait un impresario français qui l’a bien pistonnée. Moi, je n’ai jamais eu d’agent. Or il est impératif d’avoir un agent ! Pensez-vous que sans agent Leclerc et Brassens s’en seraient sortie seuls, ben voyons, jamais ! Ils étaient timides tous les deux, et les deux pieds dans la même bottine – comme on dit chez nous, ils n’étaient pas débrouillards. Ils ont eu Canetti ! Et Guylaine Guy a eu un agent qui l’a introduite auprès de Charles Trénet et Trénet l’a prise dans ses spectacles pendant un certain temps ; il a écrit des chansons pour elle. Et puis après, je l’ai perdue de vue. En 56, j’ai fait la tournée des grandes villes de France. Avec Annie Cordy. J’étais en « vedette anglaise » (9). On a fait Lyon, Strasbourg… et on est arrivé à Marseille, à l’Alcazar, monsieur ! Je me suis fait chahuter ! J’avais pas le temps de commencer à chanter une chanson qu’on me criait : « Hé ! Oh ! ». Les gens m’engueulaient ! Moi, je les engueulais aussi ! Le régisseur me disait : « Sortez ! Sortez ! » Moi, je disais : « Non, je ne sortirai pas ! » J’étais prêt à me battre. Un soir, ils ont baissé le rideau ; un peu plus, ils auraient pu me tuer, la barre m’est passée juste à côté de la tête, un peu plus je tombais raide ! Je vais voir Annie Cordy, je lui dis « çà ne sert à rien que je chante ici » Elle me dit : « Monsieur Lévesque, il en faut un, c’est vous ! » Alors, j’ai fait les matinées, les soirées : j’entrais, j’étais viré, je ressortais. J’ai quand même beaucoup aimé Marseille et j’y suis retourné. Avec Céline, on a visité le Vieux-Port, la Corniche, on a marché du côté de la gare Saint-Charles. Ah ! le Vieux-Port, les restos le soir et tout ! J’aime beaucoup Marseille. Retour au pays Je vais vous dire franchement. A un moment donné, il a bien fallu que je retourne chez moi. J’aimais bien picoler avec les amis, les copains, et picoler, ça ne fait pas une très bonne réputation. Les gens ne vous le disent jamais directement mais ils vous éloignent. On veut travailler mais les organisateurs vous répondent : « J’ai des spectacles pour six mois ! » C’est la façon gentille de dire qu’ils n’en veulent pas. Donc, je n’ai pas insisté et je suis revenu au Québec. A l’automne 1958. Depuis lors, je ne suis pas sorti souvent du Québec. J’ai fait seulement des voyages avec Céline, beaucoup en France, sur la Côte d’Azur, en vacances. Je me souviens quand même d’être allé en Suisse, à Lausanne pour faire une télévision puis chanter avec ma fille Marine à l’occasion d’une fête sur le lac. Ensuite, j’ai fait toutes sortes de choses. Pendant des années, j’ai fait des revues d’actualité politique comme on le fait à Montmartre. J’étais le seul à faire ça au Québec. Je prenais des chansons populaires dont je changeais les paroles et que j’arrangeais. Je me suis toujours débrouillé. Je suis dans le métier depuis l’âge de 17 ans ! Ce qui est difficile, c’est de durer ; les débuts sont difficiles mais durer n’est pas facile non plus ! J’ai aussi écrit quelques pièces de théâtre, des comédies ; j’en ai joué dans des théâtres d’ici : une pièce qui s’appelait : « Allez et ne vous reproduisez plus ! », une autre intitulée « Thérèse » - ici on dit « Tharèse ». J’en ai d’autres que j’essaie de placer ; ce n’est pas facile. Le théâtre est un milieu fermé, un milieu de copains ; s’infiltrer là-dedans n’est pas commode. Mais je continue, avec l’espoir que quelque chose va arriver ! Pour la chanson, je ne sais plus trop où l’on en est. Je suis sourd, je n’entends plus du tout depuis longtemps ; je lis parfois des textes sur les jaquettes des disques, il y a de bonnes choses. Dans l’après-guerre, ici c’était la chanson française qui dominait, la chanson québécoise n’existait pas, sauf le folklore. A la radio on entendait Andrex et Lily Fayol, c’était la mode. C’est Félix qui a donné une nouvelle orientation à la chanson ; Brel et Brassens l’ont reconnu. Moi, j’ai été un des premiers à chanter l’indépendance du Québec. En 1962, j’ai fait un disque sur lequel il y avait des chansons sur l’indépendance. J’ai toujours chanté l’indépendance. Comme Paul Piché, comme Vigneault qui a toujours chanté le pays. C’est important, la chanson, pour le Québec ! Je n’écris plus de chansons et je n’ai plus beaucoup d’interprètes. J’aurais du foncer un peu plus, essayer de placer des chansons auprès d’interprètes connus. Alors, j’écris des poèmes, j’imagine un spectacle politique « La fin de l’espèce humaine »… J’écris
aussi un peu des livres, mais je ne suis pas un écrivain. Je n’ai
aucune illusion. Je ne suis pas allé à l’école, je n’ai pas eu
d’instruction. Un jour j’ai dit à Félix et à Gilles : « Toi,
Félix, Université d’Ottawa » ; toi, Gilles grand collège de
Rimouski ; mais moi, où ? je suis de la rue Saint-Laurent
(rue populaire de Montréal) ; j’ai une huitième année – je
n’ai étudié que huit ans, c’est pas grand-chose ! » Recueilli par Jacques Bonnadier
1) Emile Stern (1913-1997), pianiste, chef d’orchestre, compositeur de nombreux succès. |
Proposer un texte à la revue Les Orpailleurs