Raymond Lévesque : souvenirs de Paris

 

par Jacques Bonnadier

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Raymond Lévesque : souvenirs de Paris

 

Après l’évocation par son auteur et compositeur de la chanson « Quand les hommes vivront d’amour », publiée dans « Les orpailleurs » en 2006, Raymond Lévesque raconte ici quelques souvenirs de son séjour à Paris et en France entre 1954 et 1958. 


S’il est d’abord connu comme l’auteur et compositeur de « Quand les hommes vivront d’amour », Raymond Lévesque (né en 1928 à Montréal) a écrit de nombreuses chansons qu’il a lui-même « endisquées » ou qui ont été enregistrées par d’autres artistes : Eddie Constantine, Bourvil,  Pauline Julien, Guilaine Guy, sans oublier Fernand et Michel Robidoux, Dominique Michel ou Luce Dufault, notamment. Des chansons souvent marquées par son esprit ardent de militant indépendantiste et de poète socialement engagé. Il a lui-même animé des « boîtes à chansons » et participé à des émissions chansonnières à la radio et à la télé. Il a été aussi comédien à la télévision et au cinéma, auteur-acteur de revues satiriques, de monologues et de pièces de théâtre ; il a publié des recueils de poèmes, des essais autobiographiques.

Préfaçant son recueil « Quand les hommes vivront d’amour » (Typo Poésie, 2001) Bruno Roy saluait la « constante recherche de justice humaine » et la « quête inlassable d’un amour universel » de  Raymond Lévesque. « Il restera l’humble, parmi les grands, qui aura élevé la voix ».

Dans l’entretien qui suit, Raymond Lévesque évoque, avec son parler plein de verve et riche d’anecdotes, ses années parsiennes et ses tournées en France dans les années 1954-1958, au temps où les chanteurs « Canadiens français » venaient tenter de conquérir le cœur de leurs cousins d’Europe.

 

Raymond Lévesque« Paris, ça a été mes plus belles années ! Je suis parti comme  ça, en 1954, avec un copain, Serge Deyglun, dont le père était un Français établi au Québec. Il avait de la famille en Normandie ; il me dit : « je vais aller voir mes cousins, ça te tente de venir avec moi ? » Alors, je suis parti avec lui.  Et puis, le copain, il a fallu qu’il retourne cher lui. Moi, j’avais peur de ne pas pouvoir renouveler mon permis de séjour – je n’avais pas d’argent ; pour vivre, j’ai du vendre mon billet de retour. Et je suis resté à Paris.

Là, pendant un an, j’en ai arraché (NDLR j’en ai bavé). Je vivais dans une famille de braves gens ; ils sont braves, les gens, en France, ah oui ! ils sont braves… sauf à Paris ! Enfin ceux-là étaient de braves gens. Je logeais dans une petite chambre ; ma logeuse voyait que je n’avais pas beaucoup d’argent et des fois elle m’apportait des plats dans ma chambre. En fin de compte, de fil en aiguille, la situation s’est améliorée. J’ai rencontré un garçon, un Guadeloupéen, qui avait rejoint les Compagnons de la Musique (groupe d’où naquirent les Compagnons de la Chanson). On est devenu amis, on a travaillé ensemble. Un jour, il me dit : « je connais un musicien qui pourrait peut-être t’aider ; il s’appelle Emile Stern (1). Appelle-le et va le voir ! »

Un soir dans ma chambre – j’étais découragé –  ne sachant que faire, je fouille dans mes papiers et je découvre celui sur lequel j’avais noté ce que m’avait dit mon ami, j’avais oublié ! J’appelle Emile Stern. « Oui, me dit-il, venez ! » J’y vais, je chante. Puis il me dit : « Justement, Eddie Barclay vient d’ouvrir une maison de disques qui s’appelle Riviera et il cherche des jeunes ». Et il m’a envoyé voir Barclay !

Avec Barclay, ça a accroché. C’était un ami d’Eddie Constantine, qui venait de démarrer en flèche avec ses films. Un soir, il l’a invité chez lui et il me dit : « Viens faire un tour ! ». J’y vais et j’en chante deux ou trois dans le salon. Constantine écoute et il me prend toute suite « Les Trottoirs ». C’est comme ça que c’est parti ! (2)

C’est aussi Barclay qui m’a parrainé à la SACEM, avec Georges Auric. Pour entrer à la SACEM en ce temps-là, il y avait des examens à passer. Parolier, on vous donnait un thème et il fallait écrire. Pour la musique, il fallait composer une mélodie, il  fallait harmoniser. Il y avait trois tiers : un tiers « paroles », un tiers « musique », un tiers « harmonie ». En harmonie, tout le monde se cassait la gueule, pas moi ; j’avais suivi des cours à Montréal et c’était encore frais dans ma mémoire. J’ai donc passé les trois examens et je suis entré à la SACEM en 1955. Depuis lors, je reçois ma rétribution de la SACEM. Rendez-vous compte ! Ici on a du mal à toucher nos droits d’auteur ; la SACEM, c’est la meilleure société de droits d’auteur au monde, oh oui !

A Paris de mon temps, tout se passait sur la Rive Gauche, à Saint-Michel,  au Quartier latin, dans ces coins-là. Il y avait toutes sortes de petites boîtes ; il  avait « L’Ecluse », il y avait « L’Echelle de Jacob » (où Brel a débuté), « Le Port du salut » - j’y suis passé longtemps. J’ai travaillé avec Jacques Brel, avec Jean Ferrat, avec Barbara, Pierre Perret…, tous les grands de la Rive Gauche. On avait des petits cachetons de rien du tout, m’enfin… C’était en 1956, une belle époque, mais ça n’a pas duré toujours !
Tout le monde avait une guitare. Moi, j’avais un yukulélé, alors, ça faisait son petit effet ! Mais je me demande comment j’ai fait pour chanter avec un instrument pareil : il n’a pas une grosse sonorité… et je n’avais pas une grosse voix non plus !  Alors, ça faisait rire les gens.

Seulement, j’ai fait une erreur. Brel, il chantait ses belles chansons : c’était dur, les gens n’écoutaient pas, ils n’étaient pas intéressés, mais il persistait. Moi, je chantais des petites chansons rigolotes – « La Vénus à Mimile », « C’est pas qu’on soit méchant »…- et ça marchait mieux. Mais ce n’est pas avec ça qu’on fait une carrière ! Si j’avais été plus courageux, j’aurais chanté de belles chansons. Les autres sont montés, moi, j’en suis resté là, à ce niveau-là. Je me console en me disant que je n’aurais pas pu faire une grosse carrière, je ne pense pas, je ne sais pas, je ne saurai jamais. Monsieur Coquatrix, il était très gentil ; tout le monde aimait Monsieur Coquatrix, il était bon avec tout le monde, Monsieur Coquatrix : « Toi, Raymond, avec ton petit yukulélé, l’Olympia c’est pas possible ! » Bobino, c’était pas possible non plus. C’était possible nulle part, ça l’était juste dans les petites boîtes, alors je suis resté dans les petites boîtes !
 
Paris, Marseille, les tournées…

A Paris, avant moi, il y a eu Félix (3). Il a gagné le Grand Prix du Disque en 1952. Quand je suis arrivé en 54, il était encore là ; il travaillait « Aux Trois Baudets ». Il m’avait piloté un peu auprès de Monsieur Canetti (4), mais Monsieur Canetti n’était pas intéressé : un  Canadien, il en avait déjà un, ça ne l’intéressait pas, Monsieur Canetti !

Il y avait donc Félix. Et puis, il y avait Aglaé (5). Vous rappelez-vous de Pierre Roche (6) – du duo Roche et Aznavour ? Moi, j’ai connu Aznavour en 48 à Montréal, au « Faisan doré », avec Pierre Roche. Et un jour, Roche, il a marié une jeune fille qui s’appelait Jocelyne Delongchamps ; elle a créé un personnage sous le nom d’Aglaé. 

En France, il y a avait Félix, puis Aglaé. Après est arrivé Jacques Labreque (7) ; puis Guylaine Guy (8) ; elle avait un impresario français qui l’a bien pistonnée. Moi, je n’ai jamais eu d’agent. Or il est impératif d’avoir un agent ! Pensez-vous que sans agent Leclerc et Brassens s’en seraient sortie seuls, ben voyons, jamais ! Ils étaient timides tous les deux, et les deux pieds dans la même bottine – comme on dit chez nous, ils n’étaient pas débrouillards. Ils ont eu Canetti ! Et Guylaine Guy a eu un agent qui l’a introduite auprès de Charles Trénet et Trénet l’a prise dans ses spectacles pendant un certain temps ; il a écrit des chansons pour elle. Et puis après, je l’ai perdue de vue.

En 56, j’ai fait la tournée des grandes villes de France. Avec Annie Cordy. J’étais en « vedette anglaise » (9). On a fait Lyon, Strasbourg… et on est arrivé à Marseille, à l’Alcazar, monsieur ! Je me suis fait chahuter ! J’avais pas le temps de commencer à chanter une chanson qu’on me criait : « Hé ! Oh ! ». Les gens m’engueulaient ! Moi, je les engueulais aussi ! Le régisseur me disait : « Sortez ! Sortez ! » Moi, je disais : « Non, je ne sortirai pas ! » J’étais prêt à me battre. Un soir, ils ont baissé le rideau ;  un peu plus, ils auraient pu me tuer, la barre m’est passée juste à côté de la tête, un peu plus je tombais raide ! Je vais voir Annie Cordy, je lui dis « çà ne sert à rien que je chante ici » Elle me dit : « Monsieur Lévesque, il en faut un, c’est vous ! » Alors, j’ai fait les matinées, les soirées : j’entrais, j’étais viré, je ressortais.

J’ai quand même beaucoup aimé Marseille et j’y suis retourné. Avec Céline, on a visité le Vieux-Port, la Corniche, on a marché du côté de la gare Saint-Charles. Ah ! le Vieux-Port, les restos le soir et tout ! J’aime beaucoup Marseille.

Retour au pays

Je vais vous dire franchement. A un moment donné, il a bien fallu que je retourne chez moi. J’aimais bien picoler avec les amis, les copains, et picoler, ça ne fait pas une très bonne réputation. Les gens ne vous le disent jamais directement mais ils vous éloignent. On veut travailler mais les organisateurs vous répondent : « J’ai des spectacles pour six mois ! » C’est la façon gentille de dire qu’ils n’en veulent pas. Donc, je n’ai pas insisté et je suis revenu au Québec. A l’automne 1958. 

Raymond LévesqueDepuis lors, je ne suis pas sorti souvent du Québec. J’ai fait seulement des voyages avec Céline, beaucoup en France, sur la Côte d’Azur, en vacances. Je me souviens quand même d’être allé en Suisse, à Lausanne pour faire une télévision puis chanter avec ma fille Marine à l’occasion d’une fête sur le lac.

Ensuite, j’ai fait toutes sortes de choses. Pendant des années, j’ai fait des revues d’actualité politique comme on le fait à Montmartre. J’étais le seul à faire ça au Québec. Je prenais des chansons populaires dont je changeais les paroles et que j’arrangeais. Je me suis toujours débrouillé. Je suis  dans le métier depuis l’âge de 17 ans ! Ce qui est difficile, c’est de durer ; les débuts sont difficiles mais durer n’est pas facile non plus !

J’ai aussi écrit quelques pièces de théâtre, des comédies ; j’en ai joué dans des théâtres d’ici : une pièce qui s’appelait : « Allez et ne vous reproduisez plus ! », une autre intitulée « Thérèse » - ici on dit « Tharèse ». J’en ai d’autres que j’essaie de placer ; ce n’est pas facile. Le théâtre est un milieu fermé, un milieu de copains ; s’infiltrer là-dedans n’est pas commode. Mais je continue, avec l’espoir que quelque chose va arriver !

Pour la chanson, je ne sais plus trop où l’on en est. Je suis sourd, je n’entends plus du tout depuis longtemps ; je lis parfois des textes sur les jaquettes des disques, il  y a de bonnes choses. Dans l’après-guerre, ici c’était la chanson française qui dominait, la chanson québécoise n’existait pas, sauf le folklore. A la radio on entendait Andrex et Lily Fayol, c’était la mode. C’est Félix qui a donné  une nouvelle orientation à la chanson ; Brel et Brassens l’ont reconnu. Moi, j’ai été un des premiers à chanter l’indépendance du Québec. En 1962, j’ai fait un disque sur lequel il y avait des chansons sur l’indépendance. J’ai toujours chanté l’indépendance. Comme Paul Piché, comme Vigneault qui a toujours chanté le pays. C’est important, la chanson, pour le Québec !

Je n’écris plus de chansons et je n’ai plus beaucoup d’interprètes. J’aurais du foncer un peu plus, essayer de placer des chansons auprès d’interprètes connus. Alors, j’écris des poèmes, j’imagine un spectacle politique « La fin de l’espèce humaine »… 

J’écris aussi un peu des livres, mais je ne suis pas un écrivain. Je n’ai aucune illusion. Je ne suis pas allé à l’école, je n’ai pas eu d’instruction. Un jour j’ai dit à Félix et à Gilles : « Toi, Félix, Université d’Ottawa » ; toi, Gilles grand collège de Rimouski ; mais moi, où ? je suis de la rue Saint-Laurent (rue populaire de Montréal) ; j’ai une  huitième année – je n’ai étudié que  huit ans, c’est pas grand-chose ! »

Si j’avais pu m’instruire, j’aurais pu faire un bel écrivain. J’écris quand même et, pour me rattraper, je fais de l’humour. Avec de l’humour, ça passe ! »

Recueilli par Jacques Bonnadier

 


1) Emile Stern (1913-1997), pianiste, chef d’orchestre, compositeur de nombreux succès.
2) C’est le chanteur-acteur Eddie Constantine (1917-1993) qui, le premier, enregistra « Quand les hommes vivront d’amour »
3) Félix Leclerc (1914-1988). C’est l’interprète, animateur, fantaisite Jacques Normand, qui le fit entendre à Jacques Canetti en juin 1950. Celui-ci le fit enregistrer sur le champ et lui offrit un contrat de cinq ans chez Polydor.
4) Jacques Canetti (1909-1997). Producteur de disques, directeur artistique (notamment du théâtre des Trois Baudets), il fut un extraordinaire découvreur de talents.
5) Aglaé (1933-1984). C’est Félix Leclerc qui lui suggéra son nom de scène. Elle commença sa carrière en France en 1952.
6) Pierre Roche (1919-2001). Pianiste, compositeur, chanteur français, installé au Québec en 1950 et naturalisé Canadien. Il forma un fameux duo vocal avec Charles Aznavour de 1942 à 1949.
7) Jacques Labrecque (1917-1995). Renommé comme le « folkloriste numéro 1 »  du Québec, il séjourna en Europe de 1951 à 1956. Dans les années 70, il revint à Paris pour enseigner le répertoire folklorique québécois à l’Université de Paris V et donner des récitals.
8) Guylaine Guy (1929). Elle connut un grand succès à Paris (Olympia, Bobino) dans les années 55-57.
9) En 1ère partie du spectacle, avant la « vedette américaine ».


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