n° 86
mars 2004

 

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Notre argent à La Havane
(ou : l'action culturelle pour qui et quoi ?)


 
Vive la France, n'est-ce pas ! Nous mettons de l'énergie - et pas mal d'argent - à défendre le "rayonnement international" de notre culture (1). Principalement par l'AFAA (Association française d'action artistique, dépendant du Ministère des affaires étrangères). On peut s'en étonner. On peut s'en étonner dans la mesure où rien ne semble plus douteux aujourd'hui à certaines élites françaises que la promotion de cette culture. N'est-il pas déjà trop chauvin de vouloir "rayonner" ? Cette tendance torve au dénigrement exprime depuis vingt ans la morbidité et le dégoût de soi des élites en question. On la retrouve, par exemple, dans la situation de notre langue en France : il est mal vu de la défendre. Faut-il rappeler les injonctions sarcastiques venant régulièrement de la presse "branchée" ? Et on a souvent cité l'usage de l'anglais par des fonctionnaires français sur notre sol, immense scandale. Enfin, si l'on veut se faire pleurer, il n'est qu'à écouter quotidiennement les fautes de grammaire des journalistes des grands journaux télévisés… Mais, passons. Nous avons un système défendant la culture française à l'étranger. Bravo.

Un problème, tout de même. Pourquoi voudriez-vous que nous ayons une place dans le monde, alors qu'ici les médias dominants estiment que toute valorisation de l'aspect français d'une œuvre est presque du fascisme ? L'âme du peuple Bamileke est chez nous l'objet du respect général ; et on admire tel qui défend ses racines tziganes ou tel autre les siennes palestiniennes. Mais si un Français osait affirmer qu'il défend "ses racines françaises", ou "l'âme du peuple français", il pourrait aussitôt replier sa baguette, sous les injures.

Qu'ainsi notre appartenance collective soit niée, suspecte, ridiculisée, explique que nous ayons du mal à définir ce que doit être notre action à l'extérieur. Tout se passe comme si on avait décidé d'entériner une loi : pas d'âme collective. Ce que nous envoyons à l'étranger, ce sont des individualités. Il s'agit, d'une façon plutôt épicière au fond, de faire connaître ce qui, chez nous, aujourd'hui, mérite d'être connu. Dans une réunion tenue en juillet 2001 à Avignon, les responsables affirmaient clairement que le but de leur action, c'était cela : "aider nos artistes". Et on s'attristait du peu de moyens qu'on a pour "défendre" nos plasticiens (vingt millions de francs, alors), nos arts de la rue et du cirque (treize), nos danseurs (dix) et nos musiques (quatorze). Bien peu, surtout si l'on considère que ce but (exposer nos artistes, le monde entier n'étant qu'un territoire plus étendu que la France) induit une énorme déperdition d'énergie et d'argent liée à la promotion lointaine de gens ou d'œuvres dont beaucoup, forcément, ne tiendront pas la durée. "Nous aidons cette année 500 plasticiens, 300 compagnies de théâtre. (...) Nous recevons chaque année 50.000 demandes d'aide". Aider ? "On vient sonner à notre porte pour jouer à l'étranger", disait en février 2004 un responsable de l'AFAA. Il s'étonnait. Mais il est tard pour s'étonner. Le piège est fermé.

Comment sélectionne-t-on les heureux voyageurs ? Un mystère. Le débat esthétique, dans notre pays, est inexistant ; jamais les critères de valeur n'ont été aussi peu clairs. Plus on dépense de l'argent au nom de la qualité artistique, et moins on sait en dire les raisons. Il est d'ailleurs amusant de noter que les représentants de l'Etat eux-mêmes affirment couramment, la main sur le cœur, qu'ils n'ont pas à imposer des critères ! Alors, sans critère, à part celui, bien faiblard, de la novation, on s'en remet à la vogue (est valable ce qui est "symptomatique de l'époque"), et surtout à l'approbation tribale du groupe des décideurs médiaticos-artistiques. Puis enfin à la reconnaissance des industries culturelles, comme si celles-ci s'étaient fait connaître depuis toujours pour leur dévouement à l'art. Depuis vingt ans, en effet, le seul nationalisme qui ait droit de cité, c'est le leur. Là, devoir sacré, il faut investir au loin ! Je sais bien que c'est grâce à la vente forcée de leurs films que les Etats-Unis installent leur domination mondiale. Mais ramener la vitalité d'un pays à l'existence de grands événements, gros tirages, plus un bureau à New-York, c'est être naïf. Et naïf aussi de s'en remettre au capitalisme appliqué aux arts - c'est-à-dire à un système de rotation rapide des stocks par consommation massive - pour découvrir puis laisser mûrir des talents délicats. Ou alors, pourquoi ne pas confier l'Université à TF1, et la Bibliothèque Nationale à Eddy Barclay ?

C'est surtout le choix de montrer nos créations nouvelles plutôt que nos classiques qui me parait discutable. Il m'est arrivé quelques fois, comme chanteur, de tourner dans les Centres français à l'étranger. Je trouvais qu'il valait bien mieux - du point de vue de l'intérêt de notre culture, le seul à prendre en considération - que j'y interprète les classiques de la chanson poétique française, plutôt que mes propres œuvres (2). Ce qui exalte le jeune Nxgyywchtr, étudiant en français à l'Université de Gddfvtry, ce n'est pas de participer à la naissance de notre peut-être futur grand rocker, mais de rencontrer Hugo, Verlaine, Eluard et les autres.

Terminons sur la question de départ : la question de croire en soi. Cette problématique paraîtra bien chauvine à certains. Oui, mais alors, comment fasciner les jeunes idéalistes des pays lointains ? Notre langue, notre littérature, notre peinture, notre poésie, notre chanson, notre cinéma... Mais aussi : notre démocratie, notre laïcité, notre statut de la femme, etc. La solution pourrait être de mettre la culture française au centre, en ce qu'elle est permanente, historique, universelle, qu'elle nous dépasse et que nous devrions aimer la servir.


(1) Il y a 1 800 000 français à l'étranger, dont 500 00 sont bi-nationaux. Le français est la 5ème langue parlée dans le monde, avec 2,5% de locuteurs. (Lire : L'action culturelle extérieure de la France, Jean-François de Raymond, la Documentation française, 2000.)

(2) A propos, il serait intelligent de promouvoir ce patrimoine chanté. Mais là, on se heurte à un problème : c'est qu'il n'existe aucun organisme public chargé en France de le repérer et d'en faire un répertoire, puis de le gérer, et de le faire circuler. L'Etat se désintéresse absolument de cette question. Et c'est étrange. Etrange que là où l'âme de notre peuple est contenue soit aussi le lieu de la plus totale indifférence officielle (lire Policultures n° 82 et 83).


Jacques Bertin